Le trajet de bus

Ce matin Amélie, jeune étudiante de 23 ans, monte dans le bus de la ligne 7 qui la conduira en cours. La commune où elle habite n’est pas à proprement parler une cité universitaire. C’est une ville moyenne avec une petite faculté, qui lui convient parfaitement. Aussi, peu de cas Covid et donc restrictions réduites. Amélie est contente d’enfin pouvoir retourner en amphi et surtout retrouver ses amies.

Comme chaque matin avant la fermeture des universités, elle est accueillie par le même conducteur, qui lui offre son habituel sourire amical avant de la saluer gaiement. C’est un vieil homme charmant qu’Amélie et ses amies ont l’habitude d’appeler Papi 7. Pour le jeu de mot. Elle aurait aimé l’avoir comme grand-père, elle qui est née après la mort des deux siens.

Alors, comme chaque matin avant sa pause transports, elle prend de ses nouvelles en poinçonnant son ticket. L’homme est ravi de voir que son bus va de nouveau se remplir d’étudiants. Ravi de constater que la vie suit son cours et que, dans leur petite ville, le Covid n’a pas fait trop de ravages. Elle lui sourit, heureuse, et s’installe sur l’un des quatre sièges disposés en carré.

Comme chaque matin avant les cours par visio, elle prend sa liseuse avant l’arrivée de ses acolytes. Un roman historique. Les livres sur l’Histoire pure l’ennuient prodigieusement, mais si on y ajoute quelques intrigues, elle peut apprendre tout en se distrayant.

Pourtant, contrairement aux matins avant le confinement, elle n’a pas le temps de lire trois pages que le chauffeur freine pour prendre un nouveau passager. Jusqu’à ce jour, personne n’attendait à cet arrêt à cette heure-ci. Amélie lève les yeux de son bouquin. Un inconnu monte et perturbe sa joie de retrouver son rituel d’antan.

Il est assez grand, brun, musclé. Cliché du beau gosse, se dit-elle en le suivant du regard, irritée. Il n’a pas pris la peine de saluer le chauffeur. Manque de respect, s’indigne-t-elle. Pourtant, elle constate que papi 7 s’assure que son passager soit bien installé avant de démarrer. Il est si prévenant.

 

Amélie ne sait pas pourquoi, elle ne peut décrocher son regard de l’étranger qui trouble ses habitudes. Lui prend un livre et, sans manifester aucun intérêt pour les individus présents, y plonge dedans. Elle, curieuse, se lève pour demander au chauffeur si d’autres personnes que lui se sont ajoutées au trajet. Leur ville, d’autant plus son quartier, est assez petite pour qu’on s’aperçoive du moindre changement.

« C’est mon petit-fils », lui révèle-t-il. « Il a perdu son travail à cause du Covid et m’a demandé si je pouvais l’héberger le temps de se remettre sur pied. » D’où l’absence de salutations à l’entrée, comprend-elle… ils se sont déjà vus ce matin. « Il a un entretien aujourd’hui, je croise les doigts pour lui… sinon, je ne crois pas qu’il y ait de changement majeur sur ce trajet. ». Amélie sourit, amène, et s’associe à ses bonnes ondes.

Soulagée, sans vraiment savoir pourquoi, elle tend la tête pour deviner le titre de l’ouvrage qui monopolise l’attention du jeune homme. « les chasseurs de Gor » de John Norman. Elle s’étonne, mais s’en ravit. Elle adore cette saga. Elle sourit, soulagée de recouvrer sa joie de retrouver son quotidien.

 

Ses amies entrent dans le bus, sans nullement prêter attention au jeune inconnu et Amélie décide de garder cette furtive rencontre pour elle. Une sorte de jardin secret, qu’elle cultive sur une planète situé à l’opposé parfait du soleil par rapport à la nôtre.

 

Une semaine après le retour à la normal, le Président commence à préparer la population à l’idée de nouvelles restrictions. Moins importantes, vue l’arrivée prochaine d’un vaccin, mais les gens restent sur leurs gardes. Les restaurants n’ont toujours pas ouvert, les bars n’en parlons pas… Mais Amélie s’en fiche. Elle n’aime pas particulièrement sortir. Tout ce qui l’intéresse, c’est de pouvoir voir ses amies en allant à la faculté.

Aujourd’hui, la jeune femme finit à 17h30. Elle monte dans un bus pour rentrer chez elle. Ses habitudes sont revenues et avec elles le train-train rassurant d’une vie monotone. Elle rentre rarement accompagnée lorsqu’elle finit si tôt. Ça lui plaît d’avoir de temps à autre un moment de solitude qui lui permette d’espionner ses compagnons de voyage.

Là, son regard se fige. L’inconnu de la dernière fois. Il est assis, placide, lisant « Les tribus de Gor ». Amélie ne s’étant pas encore assise, elle choisit de s’installer à côté de lui.

— Alors l’entretien de la semaine dernière ? Comment ça s’est passé ?

Le jeune homme sort son nez de sa lecture et la fixe, surpris. Elle lui révèle alors ses sources. Sans mot dire, il opine du chef et retourne dans son roman.

» Mon tome préféré de cette saga reste le septième, insiste-t-elle.

Cette fois l’étranger sourit, ferme son livre et tourne la tête dans sa direction.

— Je te trouve bien impertinente, pour une femme qui aime ces chroniques.

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Je n’ai ni chaîne ni collier et nous ne sommes sur aucun marché.

Le sourire de l’inconnu s’écarte d’avantage.

— Je m’appelle Bastien, se présente-t-il. Si tu souhaites continuer cette discussion avec moi, je suis curieux de voir jusqu’où elle peut nous mener.

— Avec joie, lui répond-elle ravie.

 

C’est ainsi que jamais plus Amélie ne se laissa enliser dans aucun train-train.

 

 

 

Œuvre d’adolescente revisitée pendant le confinement.

Laissez un commentaire